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L’arrestation de William Noun, signe d’une volonté de mettre fin au mouvement des familles de victimes | 14-1-2023

Le frère de l’une des victimes de l’explosion au port, Joe Noun, a été libéré sous caution d’élection de domicile samedi après midi, après une journée de tergiversations de la justice et d’escalade de la rue.

« William Noun est une voix dissonante face à l’establishment politique ». Ces mots prononcés par l’avocat Richard Moussa à L’Orient-Le Jour, résument à eux seuls la responsabilité que porte sur ses épaules le frère de Joe Noun, l’un des nombreux morts (plus de 230 selon les familles) de la double explosion au port de Beyrouth, ce funeste 4 août 2020. La responsabilité de porter à bouts de bras, inlassablement, le dossier des familles de victimes, de blessés, de handicapés, de déplacés… Celle de continuer de réclamer justice contre vents et marées, alors que la classe politique, elle, a décidé d’enterrer un dossier qui prouve son irresponsabilité, sa corruption, sa négligence, dans l’explosion de centaines de tonnes de nitrate d’ammonium.

William Noun a été incarcéré vendredi, sur ordre de l’avocat général près du parquet d’appel de Beyrouth, le juge Zaher Hamadé, parce qu’il a osé s’insurger ouvertement contre une justice injuste. Une justice accusée d’être sous influence politique, de fonctionner à deux vitesses, car elle protège les coupables et s’acharne sur les victimes. Mais dont les représentants soutiennent ferme que par ses actes, ses insultes et ses propos menaçants, prononcés quelques jours plus tôt, le jeune homme avait porté atteinte à la sécurité de l’Etat. Dans les milieux proches de l’appareil sécuritaire, on explique d’ailleurs que William Noun fait l’objet de deux accusations. D’une part pour ses menaces de faire exploser le palais de justice et la possession d’explosifs. D’autre part, pour le saccage du palais de justice dont il a brisé des vitres lors d’une manifestation.

L’intervention du patriarcat maronite

Ce n’est donc qu’après l’intervention du patriarcat maronite qu’il a été libéré samedi après-midi à 16h30, sous caution d’élection de domicile, alors que la rue (principalement chrétienne) menaçait de s’enflammer contre une arrestation jugée inique. La Sécurité de l’Etat, appareil sécuritaire sous contrôle du Premier ministre, invité par la justice à arrêter le jeune homme, avait pourtant achevé son enquête à 9 heures. Et dans un premier temps, le juge Hamadé avait décidé de libérer le jeune homme avant de se raviser. Il aura fallu que « l’évêque maronite Michel Aoun entre directement en contact avec le ministre de la Culture, Mohammed Mortada (Hezbollah), pour régler l’affaire » qui menaçait de se prolonger jusqu’à lundi, selon une source ministérielle à L’OLJ, sous couvert d’anonymat.

 

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Pourquoi donc la justice libanaise a-t-elle agi de la sorte? Et qui est derrière l’arrestation de la figure la plus populaire des familles de victimes de l’explosion au port de Beyrouth? Dans les milieux proches du tandem chiite Amal-Hezbollah dont fait partie le juge Zaher Hamadé (proche du président du Parlement, Nabih Berry), la prudence est de mise. Selon la source ministérielle précitée, « le juge Hamadé a appliqué les procédures légales prévues dans ce genre de situation ». Pour un observateur gravitant dans la sphère du Hezbollah, l’arrestation de William Noun ne serait autre qu’une « mise en garde adressée aux familles des victimes contre toute escalade future, surtout avec l’arrivée de la délégation judiciaire européenne ». (Si une délégation enquête sur des malversations financières dans lesquelles serait impliqué le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, la justice française, elle, a dépêché un magistrat pour se pencher sur l’enquête du port, NDLR). C’est dans ce cadre que le ministre Mortada assure à L’OLJ que « le tandem chiite est contre tout ce qui risquerait de mener au chaos, et qu’il n’est pas intervenu dans l’affaire ». De même, dans les milieux sécuritaires, on se dédouane de toute responsabilité. Car le directeur de la Sécurité de l’Etat, Tony Saliba, proche du Courant patriotique libre et de l’ex chef de l’Etat, Michel Aoun, est montré du doigt. “C’est le juge Zaher Hamadé qui a chargé la sécurité de l’Etat de cette mission. Il aurait pu désigner un autre appareil qui aurait agi de la même façon”, réagit une source sécuritaire, dans une claire tentative d’occulter la dimension politique de l’affaire.

Tony Saliba est soupçonné de manquements aux devoirs de sa fonction, et poursuivi dans le cadre de l’enquête sur le 4 août 2020. Il a été reconduit dans ses fonctions en mars dernier.

L’injustice de la justice

Face à ces propos, les critiques fusent contre un Etat qui pratique une justice de deux poids deux mesures, bien décidé à ne pas permettre à l’enquête sur l’explosion au port de redémarrer, si le juge Tarek Bitar n’est pas déchargé définitivement du dossier. Ce dernier avait notamment mis en cause deux députés du mouvement Amal, l’ancien ministre des Travaux publics, Ghazi Zeaiter, et l’ancien ministre des Finances, Ali Hassan Khalil.

 

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Selon l’avocat Paul Morcos, professeur et président de la Fondation Justicia, les propos prononcés il y a quelques jours par William Noun, sur ses intentions de faire exploser le Palais de justice de Beyrouth seraient susceptibles d’entrainer des procédures contre lui « dans des circonstances normales ». « Mais dans les circonstances actuelles, où la justice ne fonctionne pas, où le dossier de l’explosion au port de Beyrouth est complètement arrêté, la procédure relève de l’anomalie », dit-il. Car la justice n’a pas identifié les responsables de la double explosion au port, qui remonte au 4 août 2020. Elle déclenche en revanche une procédure contre William Noun, frère d’une victime de l’explosion, qui réclame justice. « Peut-on appliquer la loi dans ce dossier, et ne pas l’appliquer dans le dossier principal, celui de l’explosion au port ? » demande Maître Morcos, dénonçant « l’absence de justice et le non-fonctionnement de la magistrature ». Réclamant le déblocage du dossier du port, l’avocat regrette que ce qu’il appelle désormais « l’affaire Noun dépasse le cadre juridique, visant à changer des réalités politiques et influencer d’autres parcours judiciaires ».

Ces victimes marginalisées

L’avocat et fondateur de l’observatoire Legal Agenda, Nizar Saghieh va encore plus loin. « Quels que soient les faits imputés à William Noun, la décision de la justice de l’arrêter et de convoquer des membres du mouvement des familles des victimes de l’explosion au port de Beyrouth est un dérapage moral répréhensible, car il faut voir le contexte dans sa globalité », martèle-t-il. Il rappelle que l’enquête dans le dossier du port est arrêtée, et les victimes non reconnues. Les autorités ont donc « cessé de chercher à identifier les responsables », et l’on constate des « interférences et des pressions sur la justice qui ont atteint des records ». « Dans ce cadre, la décision de la justice est considérée comme un moyen de marginaliser les victimes, de les dissuader de demander justice, de les menacer même, pour mettre fin au mouvement des familles, affirme-t-il. L’arme judiciaire est aujourd’hui utilisée contre eux pour arrêter leur mouvement et leur demande de justice ».

Les autorités ont aussi mis William Noun au pied du mur. « Elles l’ont provoqué et dès qu’il a réagi contre l’injustice du système, elles l’ont poursuivi », dénonce Me Saghieh. Quant à ceux qui se tiennent derrière la décision de justice, l’avocat souligne que c’est le juge Zaher Hamadé qui a ordonné l’arrestation de Willam Noun. « Le juge Hamadé est proche du Mouvement Amal. C’est lui qui a mis derrière les barreaux le fils Kadhafi, en 2018. Il était alors juge d’instruction. Il a sur la conscience le fait d’avoir arrêté cet homme qui n’était qu’un enfant lors de la disparition de l’imam Moussa Sader ». Une attitude qui selon Me Saghieh, va dans la direction du tandem chiite, Amal-Hezbollah de paralyser la justice et de marginaliser les victimes. « Amal et le Hezbollah ont cherché à confessionaliser le mouvement des victimes en octobre dernier. Et maintenant ils veulent y mettre fin », accuse-t-il, rappelant que le tandem chiite a bien signifié que l’enquête n’allait pas se poursuivre tant que le juge Bitar est toujours en place. « La justice intervient quand elle veut, contre les victimes, alors que les responsables courent toujours », dénonce-t-il, évoquant une similarité avec le dossier contre le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé.

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